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Carpe Diem

Un peu plus tard, au lac des Settons

Carpe diem, c'est un truc de vieux, ceux qui sentent que le temps se gâte. Cette idée de camping sauvage au lac des Settons en hiver a fait son chemin : j'y suis.

Carpe Diem (c) photo : Brady Knoll
Carpe Diem (c) photo : Brady Knoll

L'autre jour, je me suis fait mal à l’adducteur droit en enjambant une Ténéré 700. Je manque d'exercice à force de ne pas lancer la jambe à cause du scoot, mais quand même : ça fait un choc. Ça, plus le clip pirate de la chanson After Dark de Mr. Kitty qui me pousse au constat que mes chances de ne jamais décrocher un sourire au-delà des oreilles à Jennifer Connelly s'amenuisent de ride en ride. Je songe à graver "Carpe diem" sur le kick de la 125.

Privilège des "indépendants" : je prends mes vacances quand je veux, donc surtout pas en même temps que tout le monde. Partir un mardi matin vaut mieux qu'un vendredi soir. De l'air dans les pneus, de l'essence dans le réservoir, un peu d'huile sur la chaîne... préparation au voyage sans valise...

J'ai de la chance : ce mois de mars ressemble presque à un début mai. Sauf à l'ombre, j'ai chaud avec le blouson d'hiver. Sur la selle, j'ai sanglé la pyramide du campeur : tente, tapis de sol et duvet, calés contre le top-case. J'ai des doutes à propos de ces sur-sacs en toile étanche (ils disent "bivy-bag") que certains emploient en guise de tente et qui les font passer pour de grosses larves grises ou kaki.

Je me perdrai au retour : pour l'aller, je garde un GPS, porté à l'avant-bras grâce à une housse transparente prévue pour les amateurs de course à pied. Dans les bandes dessinées de ma jeunesse, c'était l'apanage des héros de science-fiction d'avoir au poignet un appareil sophistiqué pour appeler le vaisseau-mère ou déclencher un bombardement orbital. À l'époque j'en rêvais ; aujourd'hui, je peste contre les câbles.

Ce n'est qu'après Pouilly-en-Auxois que j'entre en territoire peu connu. Je lutte pour ne pas me faire attirer sur les routes vers Saulieu ou Arnay-le-Duc : je m'imagine aux commandes d'un vaisseau spatial qui cherche à éviter les puits de gravité de grosses planètes ‒les sirènes et la voix forcément féminine de mon ordinateur de navigation en moins.

Alligny. Moux. J'approche vite. À l'inverse de cet été : pas un chat. Pas de camping-car indolent. Pas de motards en bandes. Pas de plaques étrangères. Les étangs et les mares sont encore gelés. Je longe une rangée régulière d'arbres morts qui soutiennent les câbles noirs de la modernité dont les festons m'hypnotisent.

Je quitte la route principale. Les volets des bungalows sont baissés. Les campings sont vides de leurs couleurs et de leur agitation estivale. J'hésite entre soulagement et mélancolie. Un chemin s'ouvre à droite, en lisière de bois. Je m'y engage au pas : il y a encore des langues de glace au sol. Une barrière de barbelés au bout. Je béquille sur une racine.

Le lac des Settons est derrière ce fin rideau d'arbres, à droite. Casque dans le top-case, manche du blouson passée dans l'antivol : je suis presque redevenu un piéton ordinaire. J'avance dans le sous-bois. Un chemin large. L'eau. Je suis arrivé.

Non, ce n'est pas le Baïkal : le silence est gâché par le bip-bip agaçant d'un engin de chantier et la plainte lointaine d'une tronçonneuse. Je prends vers le nord. Sous mes bottes, le sol fait un bruit d'éponge essorée.

Très vite, pourtant, je trouve mon royaume d'emprunt : une plage de sable d'une seule enjambée de large et longue de six. J'y accède par un tapis de mousse épais sous les arbres. Je pourrais y poser ma tente, si j'osais ; depuis le sentier, elle serait invisible.

De là, je vois la Grande Île : ah ! Si j'avais un canot ! Là, au moins, je serais tranquille.

Le lac a pris la couleur du ciel. Assis sur mon pantalon de pluie, j'écoute longuement le glouglou de l'eau poussée par le vent. Je profite d'une grande trouée de soleil dans les nuages.

Carpe Diem (c) photo : Brady Knoll
Carpe Diem (c) photo : Brady Knoll

Pourtant, ce n'est pas le Baïkal. Je suis encore énervé de la route, énervé par l'idée de rentrer à l'heure, inquiet de dresser ma tente : ici, le lieu est trop fréquenté. Au Baïkal, au moins, personne ne serait venu me débusquer. Ce serait même l'inverse : j'aurais peut-être espéré que quelqu'un me rende visite après trois semaines seul avec mon reflet dans la vitre.

Naïf, j'avais cru pouvoir trouver un peu de paix. Mais ici, je ne suis à l'écart de rien. Il y a deux maisons juste dans mon dos. Vides, certes, mais elles conservent cette vibration de vigilance avec leurs panneaux à l'impératif écrits en blanc sur fond rouge.

C'est aussi pour cela que je ne goûte guère aux voyages : il n'est pas facile de trouver un lieu accueillant, un coin caché où j'aurais l'impression de peser plus lourd sur la terre, où je ne serais pas en train de préparer une excuse à l'adresse du nez qui viendrait s'agiter dans ma direction. Je jalouse ceux qui, tout de suite, investissent un lieu comme s'ils en étaient les héritiers.

Assis sur mon pantalon de pluie, j'écoute le plic-plic-plic des vagues miniatures. Je me dis que l'humanité est divisée entre les nomades et les sédentaires et qu'il est inutile pour moi de faire semblant d'appartenir à la seconde catégorie. Je n'aime les paysages que changeants ; je n'ai jamais tenu en place : la Terre est trop vaste.

Vaguement triste, je me relève et retourne à ma moto. Ici, ce n'est pas le Baïkal. Mais je peux encore profiter de cinq heures de route avant la nuit : en avant !

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Attention Kronik ! 100% mauvaise foi ! Ceci n'est pas un article ni une brève (voir historique si nécessaire). L'abus de kronik peut être dangereux pour la santé de certains. Ne pas abuser.

Commentaires

XM

bien restituée cette sensation d'écartèlement lorsque à chaque intersection tu te dis "à gauche vers l'inconnu" ou "à droite pour ne pas rentrer trop tard"?
une fois rentré (trop tard ou pas) tu te dis que tu retourneras à la dernière intersection où tu as pris à droite, et cette fois tu prendras à gauche.
c'est bon de parfois quitter le droit chemin...

27-04-2021 07:08 
Picabia

Je fais confiance à la bonne vieille carte routière, je l'étale sur la table, je sors les stabilos et c'est à ce moment que je commence à faire fonctionner mon imagination.Vous allez rigoler mais j'ai des cartes comme cela, rangées soigneusement, qui ont des itinéraires ainsi tracés et qui n'ont jamais vu mes roues.
Carpe Diem, je ne suis pas si c'est un truc de vieux mais réfléchissez au nombre de cycles du printemps que vous verrez dans votre vie, ceux auxquels vous n'avez prêté aucune attention, ceux qui restent peut être à venir et vous verrez que le mot prend alors toute sa signification.
Partir implique aussi de revenir, plus riche des souvenirs et d'expériences parfois de galères et au final, prêter un peu plus d'attention à ceux que l'on aime.

27-04-2021 07:55 
Harry Tuttle

Merci! Ah, l’appareil sophistiqué... J’ai une théorie dans ce sens. Pour moi Steve Jobs n’était pas visionnaire, il était simplement fan d’inspecteur gadget (l’ipad? C’est juste le livre ordinateur de sophie. L’apple watch? C’est le collier émetteur de Finot pardi!). Moi j’attends fébrilement la sortie de l’icopter, la version pommé du gadgetocopter, tout en priant pour qu’il soit classé crit’air 1!
(Quand vous verrez quelqu’un exhiber trop fièrement son apple watch, comme une trophée... repensez à la tête de Finot... ça fait du bien.)

27-04-2021 09:46 
Godzilla

Citation
Harry Tuttle

(Quand vous verrez quelqu’un exhiber trop fièrement son apple watch, comme une trophée... repensez à la tête de Finot... ça fait du bien.)



Très bon! ouf

27-04-2021 11:14 
Bee Loo

"manche du blouson passée dans l'antivol" : plutôt le contraire, non ?

27-04-2021 12:15 
KPOK

le manche de l'antiblon passé dans le vliol ? oO

27-04-2021 21:15 
cologny

Top !
J'espère qu'il va y avoir une suite et que tu vas trouver un coin pour la nuit !
A force de toujours vouloir trouver un coin "mieux", il finit par faire nuit et y'a plus qu'a se poser vite fait a l'arrache faute de visibilité !

27-04-2021 22:26 
fift

Citation
KPOK
le manche de l'antiblon passé dans le vliol ? oO


Meuh non benêt, la manche de l’antivol passée dans le blouson...

27-04-2021 22:39 
Tagazou

J'ai vécu toute mon enfance dans la Nièvre, et connaissant bien le secteur, faut être bien courageux pour camper autour du lac des Settons pendant l'hiver !!! Mais quelle belle région le Morvan par contre...
Sinon la région est vide dans l'ensemble à la basse saison, les néerlandais ont quitté les maisons secondaires, donc planter sa tente pour une nuit c'est largement faisable sans trop d'inquiétude (à part les sangliers ça devrait aller)

28-04-2021 00:39 
Picabia

Maudis Hollandais, ils sont partout ... où c'est pas trop cher, dans le Morvan, en Ardèche, ça n'achète rien, ça consomme rien, Niente Lire, bon avec ça ils sont habillés pour l'hiver et l'hiver prochain.
Par contre s'ils étaient moins nombreux en Ardèche, ça serait mieux.

28-04-2021 07:57 
fift

"Je n'aime les paysages que changeants ; je n'ai jamais tenu en place : la Terre est trop vaste."

Oh purée que cette maxime est belle. respect

28-04-2021 11:10 
Picabia

Depuis que j'ai changé de monture, que je vais à un train de sénateur, que je prends des petites routes pourries et des chemins, je redécouvre ma région.
Il y a la méthode, au pif et la méthode militaire avec carte d'état major.
et souvent dépaysement garanti.
L'aventure est au coin de la rue, c'est ben vrai comme dirait la mère Denis.Dans ce cas précis on se rend compte que ce ne sont pas les chevaux qui comptent, le plus ou moins haut degré de sophistication de la bécane mais la surprise, la découverte.

28-04-2021 12:56 
Aristoto

La nature, la lecture et le voyages sont nos derniers refuges. En te souhaitant bcp de plaisirs solitaires

J'ai pas compris l'histoire de l'antivol et la manche du blouson ?

28-04-2021 13:09 
waboo

Moi aussi, je vais me barrer un de ces we...



Au fait, 5 h de voyage en 125, ça fait que 10 bornes ?

clin d'oeil

28-04-2021 18:44 
KPOK

dans un bon fech fech bien pourri, 2km/h n'est pas la pire des moyennes horaires.

28-04-2021 21:11 
 

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