Quand j'aurai enfin ma chaîne Youtube

Je me prépare à devenir la meilleure chaîne moto de tout Youtube.

Il ne me reste plus qu'à enfiler mon casque.

Je me prépare à devenir la meilleure chaîne moto de tout Youtube. Mon plan diabolique est fin prêt. Il ne me reste plus qu'à enfiler mon casque.

Je plains Bruce Springsteen qui n'avait à regarder que 57 chaînes de télé (et pourtant rien à voir) : j'en ai quelques dizaines de milliers, de la pointure mondiale en restauration de pince à linge vernissée du début XVIIe au fouteballologiste reconverti dans les tutos de drague dans les files d'attente des caisses de supermarché.

Demande à n'importe quel musicien avec plus de 300.000 abonnés : le fin du fin, en matière de musique, c'est l'omission. Tiens ! Comme cette vidéo très fouillée d'Adam Neely qui explique fort bien ce qui fait le caractère tout particulier de "Girl From Ipanema" dans ses différentes versions.

Sur ma chaîne Youtube, je vais monter le bouton jusqu'à 11 et omettre... la moto elle-même.

Fort, non ?

Carrément révolutionnaire, en fait. Rien qu'avec ça, je vais m'imposer comme le Jean-Luc Godard du 21e siècle. Les motos, sur la chaîne, seront présentes... par leur absence.

Je vais faire des essais sans montrer une seule fois la bécane dont il est question. Une manière de bras d'honneur aux publicitaires qui cauchemardent à l'idée de louper leur "packshot".

Pas de vidéo embarquée, surtout (surtout) pas de drone, pas de paysages sublimes au coucher du soleil, pas de contrées exotiques, pas de bord de mer : 95% de nos bécanes de route passent leur vie le long de trottoirs tristes ou dans des zones industrielles miteuses, béquillées entre deux taches de pipi de chien.

Et pas de générique. C'est quoi cette manie du générique ? Ils se croient au temps de l'ORTF où il fallait mettre les noms des perchistes et de toutes les maquilleuses ?

Ah ! Et surtout pas de sponsor. Dans la glorieuse tradition des artistes maudits qui crèvent la dalle en polissant de parfaits bijoux, mes vidéos ne seront pas souillées par la pub -mais j'accepte néanmoins les chèques avec plein de zéros du bon côté de la virgule : il faut bien vivre, après tout.

Ah ! Ah ! Et pas une seule fois, je ne saoulerai mes spectateurs chéris avec des histoires d'abonnements et de cloche ou de compte AmStramGram. C'est une question de fierté : si je fais des trucs bien, inutile de demander à revenir.

Ah ! Ah ! Ah ! Et pas une seule fois, je ne commencerai par "bienvenu dans cette vidéo". C'est d'un ringard absolu.

Oui, mais alors que me reste-t-il ? Le face caméra. Sur fond blanc uni. Un essai brut, sans artifices visuels. La moto (absente) et mon ressenti, après une longue introduction sur la genèse de la machine elle-même. Durée moyenne ? Environ soixante minutes, en restant le plus concis possible, à la manière de ces chaînes tenues par des types qui touchent vraiment leur bille (ou alors font drôlement bien semblant) et qui savent l'importance de la mise en contexte.

Comment parler de la R1 2022 sans remonter au moins à la FZR 1000 de 1987, évoquer l'apparente impasse de la Thunderace lancée pour contrer la CBR 900, le fantôme de la GSX-R et l'humiliation pour Yamaha de ne pas y avoir pensé avant Suzuki, malgré son palmarès ?

Pour rester dans le registre musical, plusieurs types très doués t'expliquent en quoi tel morceau de musique a influencé les compositeurs de son époque, d'où viennent les mélodies, l'importance grandissante de la batterie dans la musique du XXe siècle, les subtiles variations qu'il est possible d'obtenir même sur les instruments les plus frustres -je ferai pareil avec l'évolution des rampes de carburateurs, le profil des arbres à cames ou le dessin des chambres de combustion à deux, puis trois, puis quatre, puis cinq, puis de nouveau quatre soupapes.

Au besoin, j'inventerai : je ne suis pas ingénieur pour un sou et n'y comprends que pouik, mais je sais d'expérience qu'il suffit de parler d'une voix calme, posée, mais néanmoins ferme pour que n'importe quelle absurdité se change en vérité universelle -au pire, j'effacerai sans pitié les commentaires même légèrement négatifs, bidonnerai le nombre de pouces bleus et balancerai dans la vidéo suivante sur les "jaloux" et les "rageux".

Plus sérieusement, je sais la difficulté qu'il y a à retranscrire des impressions au guidon, avec le misérable vocabulaire mis à notre disposition. Comment arriver à dire en mots la différence de poussée à la remise des gaz d'un mono ou d'une trois cylindres ? C'est fichtrement compliqué. Peut-être qu'il faudrait pousser l'expérience jusqu'au bout, en se contentant de mimer l'expérience, en faisant des bruits de bouche en guise de bande-son ? Hmmm... Non. Ce serait carrément ridicule. Oublie.

Donc je résume :

Ne pas montrer la moto. Face caméra sur fond blanc uni. De longues digressions sur tel ou tel détail insignifiant. Une mauvaise foi et une absence complète de recherche sur le sujet. Pas de générique ni de drone ni de bande-son.

Ouais...

Pas mal, pas mal.

Félicitations, KPOK.

Tu viens de réinventer la Kronik.

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