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Concours du plus beau menteur 2007 : Froggy

Un concours : 3 textes sélectionnés pour le trophée 2007 - Solidarité

SOLIDARITE

Et voilà ! Ça devait bien finir par arriver. Cette superbe saloperie a décidé de me lâcher au beau milieu de nul part ! Pour couronner le tout, le soleil ne va pas tarder à se coucher et il n'y a pas âme qui vive à des kilomètres à la ronde. J'aurais dû écouter ma mère !
- Tu ne peux pas compter sur elle, qu'elle me disait. Tu vas finir par te retrouver tout seul et à pied, qu'elle me disait.
Encore une fois maman, tu avais raison : je me retrouve seul et à pied.
Ma vielle bécane vient de me lâcher, et de la plus vicieuse des manières : le pneu avant est à plat. Crevé. Complètement dégonflé. Raplapla. Saloperie de meule ! Tu aurais pas pu me faire ça devant un garage, en ville ou même dans un village ? Même un tout petit village, un bled, un hameau ! Quelque part où j'aurais pu mendier le prêt d'une clé de dix et une de treize !
Si je râle contre ma vieille bécane, c'est parce que j'ai pas le courage de m'en prendre au vrai responsable : moi ! C'est vrai, quel autre connard que moi aurait eu l'idée de traverser le pays du nord au sud sur une meule de trente ans d'âge sans la moindre trousse à outils dans ses bagages ? Vous me direz que même si j'avais une trousse à outils, ça ne résoudrait pas le problème du clou dans la chambre à air. Et ben si, justement : j'avais la colle et les rustines ! Mais pas les bon dieu de clés de dix et de treize, celles qui servent à démonter la roue avant !
J'entends les p'tits djeuns du premier rang glousser :

- Hey papi, t'es pas au courant pour les bombes anti-crevaisons ?
- Hey morveux, tu me prends pour une bille ?

C'est pas parce que je ne roule pas avec le dernier bijou sportif que je ne me tiens pas au courant de l'évolution du monde. Ma meule a p'têt pas le dernier cri en matière d'aide électronique au pilotage, mais elle démarre au premier coup de kick, même si la batterie est naze. C'est pas parce qu'elle est pas peinte aux couleurs du dernier champion du monde ou que je me promène pas avec une combinaison fluo en cuir de zob que je sais pas ce qui se vend en concession.
En fait je n'étais pas si furax il y a une heure, quand j'ai senti comme un flou dans la direction. J'ai bien insisté un peu en roulant encore, mais quand j'ai failli me mettre par terre au virage d'après, il a bien fallu que je m'arrête pour voir ce qui se passait. J'avais un vieux doute sur les causes du mou dans le guidon mais ça a pas duré bien longtemps. Quand j'ai vu mon pneu avant aussi vaillant qu'un chewing-gum Mouliwood, j'ai su que les emmerdes avaient commencé. Heureusement que j'avais prévu le coup : j'avais pas oublié ma bombe anti-crevaisons, celle que Stéphanie, la superbe employée de chez Honda, m'avait refilée gratos quand j'avais acheté mon avant-dernière bécane.
Ah Stéph ! Mignonne comme tout, avenante, charmante, jeune, le téton arrogant et l'œil malicieux. Je ne sais pas si elle faisait du gringue comme ça à tous les clients, mais moi, elle m'avait à la bonne. Elle m'aurait dit oui que je ne lui aurais pas dit non à la donzelle ! C'était quand déjà ? Y a huit, non, dix ans ! Putain, dix ans déjà !
Bon, je ne me suis pas affolé, j'ai sorti la bombe de dessous la selle de mon antiquité. Parce qu'il y a encore de la place sous la selle de mon antiquité, hein ! A l'époque on prenait ses aises, on essayait pas de grappiller un centimètre par-ci, un gramme par-là. On ne parlait pas encore de centrage des masses ni de répartition du poids entre l'avant et l'arrière. Les pots d'échappement passaient sous le moteur et pas sous le cul des passagères. Les filles avaient pas vraiment besoin de ça pour avoir chaud aux fesses.

Mais je m'égare ! Quand j'ai voulu essayer ma bombe anti-crevaison, il en est sorti un liquide huileux et nauséabond. Et plus aucune pression bien sûr. Vous me direz qu'il ne fallait pas s'attendre à en voir sortir du champagne au bout de dix ans. Ce n'est pas parce que c'est rond et sous pression que ça se bonifie avec le temps. La preuve ! C'est à partir de ce moment que j'ai vraiment chopé les boules. Sous le coup de la colère, la bombe a suivi une trajectoire sinusoïdale vers les bosquets, à trente mètres de la route. L'adjudant-chef qui nous servait d'instructeur à l'armée aurait certainement apprécié la pureté et l'efficacité du geste. Pas sûr cependant qu'il aurait apprécié le chapelet d'injures qui a suivi la magnifique courbe de l'objet dans les airs.
Je savais bien que je n'avais pas emmené le moindre outil, mais j'ai quand même fouillé sous la selle. Bien sûr, je n'ai pas trouvé la moindre clé à mollette. Sainte Gamelle, patronne des motards, devait en pisser de rire dans sa p'tite culotte. J'avais presque tout pour réparer. Presque tout, mais pas l'essentiel ! Le précédent propriétaire de la bécane devait être un gars un peu plus prudent que moi pour m'avoir laissé un petit sachet en plastique derrière un des caches latéraux avec deux rustines et un petit tube de colle dedans.
Maintenant j'étais là, au milieu de nul part, assis sur le bas côté de la route. Le paysage était magnifique : des gorges creusées pendant des milliers d'années par le petit torrent qui serpentait au fond, des pins parasols, des chênes lièges et le chant des cigales en musique de fond. Mais j'étais seul, j'étais fatigué, j'étais énervé, le soleil n'allait pas tarder à aller se coucher et comble du comble, j'avais les mains sales ! Je déteste manger avec les mains sales, mais là, j'avais les crocs. Et je ne réfléchis pas bien avec le ventre vide. Il fallait que je profite des derniers moments de jour pour aller fouiller dans mon énorme sac à dos et y dégotter des petits gâteaux. Ces merveilleux petits gâteaux à la confiture de framboise, symboles de toute mon enfance. Ils ont encore toujours la forme de petits bateaux. Le biscuit autour et la confiture au centre. On passait des heures avec mes copains à discuter de la meilleure façon de les manger.
Maurice, lui, préférait déguster d'abord la confiture au milieu. Si le gâteau n'avait ‘pas trop chaud', il parvenait même à décoller le cordon de confiture d'un seul bloc et il le gobait comme un gros vers. Un vers de terre rose, gluant et énorme. Ça l'amusait d'essayer de nous dégoûter pour pouvoir se taper le paquet entier. C'était bien un rital du Sud, Maurice !
Philippe, lui, était d'origine espagnole. Ce qu'il préférait, c'était de manger d'abord le biscuit autour. Sa philosophie c'était de garder le meilleur pour la fin.
Moi, j'étais originaire de nul part. J'étais jamais allé plus loin que les montagnes qui me barraient l'horizon à l'ouest. C'est p'tet pour ça que depuis l'obtention de mon permis j'arrêtais pas de faire des kilomètres à moto. Les gâteaux, je les dégustais par petites bouchées, le biscuit et la confiture en même temps. Si le monsieur de l'usine s'était cassé la tête à mettre la confiture au milieu et le biscuit autour, c'était certainement pour une bonne raison. Et puis comme je l'ai dit, je déteste avoir les mains sales, que ce soit de cambouis ou de confiture ! Alors je mangeais les gâteaux sans faire joujou avec la confiture au milieu. Ça m'évitait d'avoir les doigts collants après avoir mangé le tiers du paquet. Il y avait un tiers pour le rital, un tiers pour l'espagnol et un tiers pour moi, le cul blanc.
Je venais d'entamer le tiers espagnol et j'en étais là de mes réflexions quand le soleil a disparu pour huit bonnes heures de mon horizon. Je me suis retrouvé seul dans la pénombre, sans espoir de voir arriver une voiture. Quel ‘caisseux' aurait été assez stupide pour faire un détour et utiliser cette petite route secondaire qui serpentait dans les gorges ? Non seulement il aurait perdu du temps, mais en plus ils se serait fait secouer les vertèbres par cette route pourrie de nids-de-poule… et de clous ! Ils utilisaient tous l'autoroute située de l'autre côté des montagnes. Ils lâchaient un petit billet pour avoir la joie de parcourir en toute sécurité et à la queue leu leu les soixante-dix kilomètres qui les séparaient de la prochaine ville.
Là, sous les étoiles, assis sur ma bécane, je terminais tranquillement mon paquet de gâteaux à la framboise en me disant qu'il faudrait peut-être que je passe la nuit ici avant de rejoindre le prochain village à pied. Bien ! Puisque c'était comme ça : un petit pipi et au lit !
Je me suis éloigné de trois ou quatre mètres de la moto, je me suis mis en position et je me suis concentré. La nuit était douce et les grillons avaient pris le relais des cigales. Finalement, il y avait des endroits pires pour tomber en panne. Et puis ce n'est pas les citadins qui pouvaient se permettre de pisser en plein air, le nez planté dans les étoiles.

- Salut collègue. T'as des ennuis ?

Je me suis tellement effrayé quand j'ai entendu cette voix dans mon dos que j'ai sursauté d'au moins vingt bons centimètres. Bien sûr, je me suis aussi pissé sur les doigts avant que ça me la coupe directe. J'ai remballé le service trois pièces tout en jurant comme un charretier. Avec le recul, je me demande si c'était pour faire peur au type derrière moi où tout simplement pour me rassurer. Quand je me suis retourné, il était là, plutôt hilare.

- Nom de dieu, tu veux me faire crever de trouille ou quoi ? ! Ce n'est pas une façon d'aborder les gens, merde !

La silhouette en face de moi continuait de se marrer doucement. La lune passait seulement le bout de son nez au-dessus des gorges et j'avais du mal à distinguer son visage.

- Excuse-moi, qu'il me dit. Je ne voulais pas t'effrayer. Je me demandais simplement ce que tu foutais là.

Toujours aussi furax contre lui, j'ai répondu un peu plus agressivement que je ne l'aurais voulu :

- J'étais en train de pisser au cas où tu ne l'aurais pas remarqué !
- OK, OK, excuse. Je me casse.

Sans rien ajouter, le type a fait demi-tour et s'est éloigné. Je m'en suis tout de suite mordu les doigts (au figuré, parce qu'avec la pisse…) et je me suis excusé. Il pourrait peut-être m'aider après tout.

- Excuse-moi, c'est la trouille. J'aurais p'tet besoin d'un coup de main effectivement.

Quand il s'est rapproché, j'ai pu voir un peu mieux à quoi il ressemblait. La lune presque pleine éclairait un peu plus la route.
Il était plus petit que moi, portait des lunettes rondes et une barbe qui lui mangeait la moitié du visage. Son blouson de cuir était un véritable Perfecto. Un jeans un peu sale et une grosse paire de botte complétait la parfaite panoplie du motard à l'ancienne. Il ne lui manquait que le casque.

- On dirait que t'es à plat, dit-il en désignant l'avant de ma moto.
- A plat et sans un outil, ni la moindre pompe à vélo !
- Ben heureusement pour toi que je zonais par ici. Je vais te filer un coup de main.

On s'est avancés vers ma vieille Suzuki sept cent cinquante. Mon garagiste de fortune a sifflé entre ses dents.

- Mazette, une GS de soixante dix-sept ! Elle est raide de neuf, c'est pas possible !
- Merci pour le compliment. J'ai passé un bon bout de temps dessus pour la remettre en état. Elle était plus très vaillante quand je l'ai trouvée.
- Sacrée bécane quand même. Elle ne doit pas faire loin de quatre-vingt chevaux, non ?
- Quatre-vingt quatre pour être précis.
- Ouah le monstre ! J'adore !

D'un seul coup, mon collègue le barbu m'a paru bien plus sympathique. Enfin un gars qui appréciait ma vieillerie pour ce qu'elle était. En général, je ne parvenais à décrocher qu'un petit sourire ironique de la part des autres motards quand je leur annonçais la puissance ‘diabolique' de mon fier destrier. De nos jours, à moins de cent cinquante chevaux, une moto n'intéresse plus personne. Même la dernière moto tout terrain de BMW tutoie les cents canassons.
Pendant que je mettais la mienne sur la béquille centrale, le barbu s'est penché sur la roue avant.

- Assieds-toi sur ta bécane, bien à l'arrière. Ça lèvera la roue avant et je pourrai la démonter.

Je me suis exécuté, un peu dubitatif.

- Tu as des outils sur toi ?
- Bien sûr. Quand tu roules sur une anglaise, tu ne sais jamais quand elle va te laisser tomber, mec.

Ce mot, ‘mec', m'a fait penser au fait qu'on ne s'était toujours pas présentés.

- A propos, on m'appelle Jéjé. Et toi ?

Le type à l'avant a juste relevé la tête :

- Moi c'est Dany. Enchanté Jéjé.

La discussion serait certainement plus simple maintenant.

- Bon Jéjé, quand je te le dirai, tu feras bien contrepoids sur l'arrière. En attendant, laisse reposer la moto sur la roue avant, juste le temps que je desserre les écrous.

J'ai entendu un bruit métallique. Dany venait de sortir diverses clés plates des poches de son blouson. La nuit n'était plus aussi sombre qu'avant, et même si on n'y voyait pas aussi bien qu'en plein jour, on pouvait quand même se permettre de démonter une roue.

- C'est bon, je la tiens ! Tu peux laisser redescendre la moto, mais doucement, hein !

J'ai mis les pieds à terre et ma machine a gentiment piqué du nez pour venir reposer sur ses deux tubes de fourche. Dany avait déjà commencé à enfiler un démonte pneu entre la jante et le ‘gommard' quand je me suis agenouillé à côté de lui pour lui prêter main-forte. Il m'a dit :

- Surtout repère bien où se trouve le clou, sinon on arrivera jamais à réparer la chambre à air en pleine nuit.

Facile ! Le traître qui avait stoppé ma ballade se trouvait pratiquement vis-à-vis de la valve de gonflage. Ça serait un jeu d'enfant de réparer tout ça une fois qu'on aurait sorti la chambre à air de la roue.
Tout en suant et en s'esquintant les doigts sur le pneu rétif, Dany et moi on a commencé à causer. Et quand deux motards se rencontrent, ils parlent de bécane, bien sûr ! J'ai appris qu'il roulait sur une Norton Commando, une moto encore plus ancienne que la mienne. Mais son rêve, ça aurait été de tâter de la piste avec une Manx. Une Manx, rien que ça ! Cette brêle représentait le nec plus ultra de la moto de course … durant les années soixante. Mais Dany semblait s'en foutre. Il ne me parlait que de sa Manx, de la musique de son monocylindre. Il échafaudait les plans les plus fous pour s'en procurer une. Tous les moyens lui semblaient bons pour grappiller quelques sous ici, économiser une petite somme par-là. A l'en croire, il se lançait même parfois dans des courses sur route ouverte. Des paris illégaux bien sûr, tout comme ces courses. Mais il devenait de plus en plus difficile de trouver le gogo qui accepterait de parier un bon gros billet sur un duel à moto contre lui. Il s'était doucement forgé une réputation de bon pilote et plus personne dans la région n'acceptait de l'affronter. Il faudrait bientôt qu'il trouve une autre arnaque.
Pas peu fier le Dany, surtout qu'il n'avait pas hésité à me rappeler plusieurs fois durant son récit que ‘Mino, alias Agostini, le multiple champion du monde, avait, lui aussi commencé sa carrière en faisant des courses dans les montagnes derrière chez lui. Même début, même destin ? C'est tout le mal que je lui souhaitais. A force de discuter, le travail, bien sûr, n'avançait plus aussi vite qu'il aurait du. Mais finalement je n'avais pas de rendez-vous et mon compagnon d'un soir était de charmante compagnie. Dany m'a finalement demandé quelle serait la bécane de mes rêves si l'argent n'entrait pas en ligne de compte dans mes critères de choix.
Il a fallu que je réfléchisse quelques instants. Beaucoup de motos me sont passées par la tête. J'avais d'abord pensé à la dernière sportive de chez Yamaha, et puis le gros trail de chez BMW : la 1200 GS. La vraie bonne à tout faire, parfaite pour un rouleur comme moi. Mais ces motos, même si elles étaient chères, n'étaient pas forcément inaccessibles. Les banques ne sont pas avares de prêts. Toujours d'accord pour mettre un peu plus de pression financière sur le malheureux ouvrier avare de rêve.
Alors pourquoi pas une MV Augusta, le chef-d'œuvre de M. Tamburini ? Mouais, c'est p'tet très beau mais la moindre sportive japonaise t'offrait plus de sensations et d'efficacité pour moitié moins cher !
Bon, oublions les motos modernes. Allons plutôt rêver du côté des anciennes : une Norton Manx ? Pas possible. Déjà choisie par mon copain le motard à lunettes. On me traiterait de copieur, de mouton de Panurge sans imagination. Réfléchis ma vieille, tu vas bien finir par trouver.
Une Vincent ? La première meule à tutoyer le deux cents kilomètre par heure ! A bien y réfléchir, avec les freins dont elle disposait, tu tutoyais déjà les limites du raisonnable à quatre vingt dix kilomètres par heure. Ce n'étaient pas des freins mais des ralentisseurs, tout au plus. Ils étaient tellement mauvais que tu avais l'ABS de série bien avant qu'il ne soit inventé. Mauvais plan la Vincent.
Alors quoi d'autre ? Une Géniale Lucifer ? Et puis quoi encore ! Je n'allais pas remonter jusqu'à la préhistoire du deux roues motorisé ! Avec des millions en caisse, j'aurais pu me payer une brêle de course rare et chère. La deux cent cinquante, six cylindres, de Mike Hailwood ?! Ça c'est de la bécane de rêve ! Et puis il ne reste plus qu'un seul modèle original au monde. Une vraie moto de course. Légendaire ! On disait même que le HRC, le département course de Honda, avait perdu les plans de son bébé. Incroyable ! Une moto de course pareille qui n'a même pas eu le temps de devenir championne du monde. Le bruit, que dis-je, la musique de son moteur était incroyable, unique, inimitable ! Si tu l'as entendu une fois, tu la reconnaîtras toute ta vie. Et pourtant, chose étrange, la mémoire auditive n'arrive pas à l'enregistrer ! N'importe quel motard pourra t'imiter le bruit d'une Harley Davidson ou d'une Mobylette. Il l'entendra dans sa tête et essaiera de l'imiter au mieux. Mais personne n'est capable de retenir le bruit du moteur de la fameuse ‘Honda six'.
Je me disais que c'était LA bécane que je devrais me payer si j'étais plein aux as, quand je me suis souvenu que quelques copies avaient été faites par un richissime anglais. Et ces quelques copies hantaient les rassemblements de motos anciennes. Pas assez rare finalement et pas assez cher non plus.
Alors j'ai rêvé encore plus fort et j'ai dit à Dany que la brêle que j'aurais voulu, c'était la moto de course de Rossi ! Voilà ! Paf ! Au diable les varices ! Rien que ça : la bécane du multiple champion du monde.
Je m'attendais à une réaction de sa part, un éclat de rire, une boutade, quelque chose qui me dise que je dépassais les bornes et qu'après la borne y a plus de limites. Mais non, rien. Nada. Que dalle ! J'ai pas bien vu sa tête dans la pénombre mais il ne m'a pas semblé avoir vu le moindre haussement de sourcil. La seule chose qu'il m'ait dite, c'est simplement :

- Ah ! Connais pas.

J'en suis resté comme deux ronds de flanc. Sur le cul ! La moitié de la planète avait entendu parler de Rossi, mais pas mon dépanneur providentiel. Je n'ai pas voulu insister, pensant qu'il n'appréciait pas le pilote pour une raison ou une autre.
La nuit s'écoulait, douce et protectrice. Les travaux avançaient lentement, rythmés par les pauses que nous obligeaient à prendre les nuages cachant par moment la lune. On a quand même fini par sortir la chambre à air et réparer le trou du clou. Il nous a fallu encore plus de temps pour la remettre à sa place, à l'intérieur du pneu. Dany et moi, on s'est coincé les doigts un paquet de fois dans l'opération, mais on a fini par y arriver. Malgré tout, mon pneu était encore toujours aussi ‘flagada' qu'avant, et je n'avais pas la moindre pompe pour le regonfler. Je dois cependant avouer qu'à un moment je me suis demandé s'il serait possible de le regonfler à la bouche. Mais la simple image de moi, à genoux devant une roue de moto, en train de faire du bouche à bouche à une valve dégueulasse et pleine de cambouis m'a donné la réponse : même si c'était possible, je ne le ferais pas !
J'ai observé la silhouette sombre de Dany :

- Et maintenant, on fait comment pour la regonfler ?
- Ben avec une pompe voyons !

C'est vrai, je suis con moi ! Pourquoi je pose des questions idiotes ?

- Et bien sûr, tu te trimballes toujours avec une pompe à vélo sur toi, en pleine nuit ?
- Ben oui, pas toi ?

J'ai même pas osé répondre tellement je la trouvais stupide celle-là. Mais à ma grande surprise, Dany a vraiment sorti une pompe à vélo de la doublure de sa veste. Oh bien sûr, elle n'était pas très grande ! Il nous faudrait certainement un bon bout de temps avant de regonfler suffisamment le pneu pour me permettre d'atteindre la prochaine station service. C'est lui qui s'est dévoué pour commencer. Tout en pompant, il chantait un vieil air de rock. Je crois qu'il s'agissait de ‘Born to be wild' du groupe Steppenwolf. La première fois que je l'avais entendue, c'était en regardant ‘Easy rider'. Je crois bien que ce morceau en constituait la bande originale.
Quand il en a eu marre de bosser, il m'a tendu la pompe sans dire un mot. Il s'est assis sur ma bécane (qui du coup a redressé le nez) et s'est gentiment roulé une clope. La flamme de son Zippo a éclairé un court instant son visage barbu, puis il a replongé dans les ténèbres.
Pour me donner du courage, je me suis aussi mis à chanter un air que j'aimais bien : ‘Bittersweet melody' de Limp Bizkit. J'aimais bien le refrain qui disait : I'm on my way, I'm on my way, home sweet home.

- C'est de qui cette chanson ?
- Limp Bizkit. Tu connais ?
- Non, jamais entendu parler, mais ça m'a l'air cool.
- Ouais, on peut dire ça ! Mais le reste de leur répertoire est plus ‘rock' que ‘roll'.

Mon pneu ne montrait toujours pas le moindre signe de remise en forme, mais je persistais à pomper jusqu'à ce que mes biceps me brûlent et que mes doigts s'endolorissent. Alors, à bout de force, je repassais la main et la pompe à Dany.

- Tiens ! A toi de jouer le Shadok. Moi j'en ai marre.
- Ah ! Tu regardes aussi ? Je trouve ce dessin animé vachement rigolo.
- Euh… ça fait quand même quelque temps que ça ne passe plus à la télé, tu sais.

Pendant deux secondes il n'a rien dit, puis il a répondu :

- C'est dommage, j'aimais bien, moi !

A force de pomper et de changer de rôle, on a fini par remettre un semblant de pression dans le pneu avant. Quand il a fini par renvoyer plus d'air dans la pompe que le contraire, il a bien fallu se résoudre à arrêter. Il fallait se faire une raison : on était arrivé au maximum des possibilités de notre outil.

- Bon ! Il ne reste plus qu'à remonter la roue avant.

Bien dit, Dany !
Comme il ne faisait pas mine de descendre de ma bécane, j'ai compris que ça serait à mon tour de remonter la roue. La lune poursuivait son chemin sur la voie lactée et dispensait encore assez de clarté pour me permettre de remonter la roue sur la fourche de la moto. Bien sûr, ça coinçait de temps en temps, pour je ne sais quelle raison. Alors, il ne me restait plus qu'à tout redémonter pour recommencer calmement. Tout motard qui a déjà effectué ce genre d'opération, c'est à dire la remise en place d'une roue sur une moto, comprendra mes difficultés. Moi-même, je n'ai jamais compris par quel miracle il était si facile de l'enlever et si compliqué de la remettre en place. Si ce n'est pas le disque de frein qui se coince dans les étriers, c'est une entretoise qui décide de se mettre de biais sur le chemin de l'axe de roue. Et quand par chance on parvient enfin à faire passer le fameux axe dans la fourche, c'est pour se rendre compte qu'on a oublié l'une des deux entretoises, ou pire, qu'on les a inversées. Bref ! Il y a tellement de possibilités de se tromper, que la fois suivante on préfère emmener sa machine chez son concessionnaire adoré pour qu'il se fasse chier lui ! Bien sûr il faudra préparer une excuse foireuse du genre 'pas le temps', ‘heures sup' ou ‘femme acariâtre' pour fermer la porte aux quolibets que déversera inévitablement le mécano dudit concessionnaire sur ta personne.
Bref ! J'étais finalement arrivé à déjouer tous ces pièges. Ma roue était en place et l'axe aussi. Il ne me restait plus qu'à mettre l'écrou et ‘roulez jeunesse'. C'est au moment où je me suis levé pour attraper la bonne clé plate que j'ai commis l'Erreur avec un grand E. J'ai senti le bout de ma botte taper dans quelque chose qui aurait pu être un caillou. Oui mais voilà, j'ai tout de suite senti que c'était bien plus lourd qu'un caillou ! Pas plus gros mais assez lourd pour être, au hasard, un écrou d'axe !
D'un seul coup, mon optimisme et ma joie de ne pas terminer la nuit dehors se sont cassés la gueule.

- Merde ! Merdemerdemerdeeeeeee ! La putain de sa race ! Quel con !

Dany, qui venait de terminer son troisième clope, m'a demandé ce qui se passait.

- Putain ! Je crois que je viens de shooter dans le boulon d'axe de roue !
- Claaaaasse !

Et puis il s'est marré doucement. Pour couronner le tout, la lune a décidé de se cacher définitivement derrière les nuages et de ruiner toutes mes chances de remettre la main sur ce maudit bout de métal. Je devinais à peine la silhouette de mon compagnon nocturne. Seule sa voix claire me parvenait hors de la pénombre.

- On a qu'à chercher mètre par mètre en tournant autour de la bécane.

J'étais trop fatigué, trop abattu par ce dernier coup du sort pour avoir envie de ratisser les alentours à la recherche d'un écrou en acier.

- Fais-le si ça t'amuse. En ce qui me concerne, c'est hors de question. Je vais attendre que le soleil se lève pour le retrouver.
- Bon ! Si c'est moi qui le trouve, tu me dois une bouffe. Il y a un bon petit troquet dans le prochain village, à la sortie des gorges. En plus, la patronne est plutôt gironde !

Plus envie de répondre. Fatigué. M'en foutais de la bouffe. Je voulais simplement récupérer mon putain d'écrou, serrer cette roue de merde et me barrer d'ici !
J'ai entendu Dany s'éloigner doucement sur les graviers, les balayant de temps en temps du bout de sa godasse. Moi, je me suis adossé contre ma moto, la tête dans les bras. Je ne me suis pas senti partir. Marrant ! On ne se rend jamais compte du moment où l'on s'endort. Quand je me suis réveillé, le soleil se levait et les oiseaux s'égosillaient dans les arbres. Il m'a fallu une seconde ou deux pour me souvenir de ce que je fichais au bord d'une route déserte, le cul par terre. J'ai appelé Dany d'une voix rocailleuse, cassée par le sommeil, le froid, et l'humidité de la nuit. Mais je n'ai pas eu de réponse. C'est quand j'ai essayé de me lever que j'ai compris pourquoi la majorité des gens dorment couchés : toutes mes articulations ont protesté contre ce changement brutal de position. Elles aussi étaient coincées par le froid et l'humidité. Fallait-il que je sois épuisé pour m'endormir ici, assis contre mon antiquité de moto et ne pas avoir senti la fraîcheur de la nuit s'insinuer sous mes vêtements ! Si je ne me chopais pas une crève carabinée dans les prochains jours, je pourrais m'estimer heureux !
J'ai eu beau appeler et fouiller dans les environs, je n'ai pas trouvé Dany. Il avait disparu comme il était apparu : brusquement et silencieusement. Il m'avait cependant laissé tous ses outils. C'est en les rassemblant que j'ai retrouvé mon écrou. Il n'était pas si loin en fait : simplement coincé sous ma roue arrière. J'ai fini de le serrer, remettre les outils dans leur pochette de toile et arrimer mon sac sur la selle de ma Suzuki, à la place dévolue au passager. Le moteur a démarré à la première sollicitation. J'ai poursuivi mon chemin sans jamais dépasser les trente kilomètres par heure. C'était la vitesse maximum que pouvait accepter mon pneu avant sous-gonflé. Même à ce rythme de sénateur, il ne m'a pas fallu plus d'une quinzaine de minutes pour rejoindre le petit village à la sortie des gorges.

C'était un village typique de l'arrière pays provençal : une vieille église, une petite place entourée de platanes séculaires et l'indispensable tabac-loto-bistrot-restau. C'est là que je me suis arrêté pour mendier un peu d'air comprimé. Quand je suis rentré dans l'estaminet désert, la patronne était derrière le comptoir, à passer un coup de chiffon sur les verres qu'elle venait de sortir de l'évier. Ici, le lave-vaisselle n'avait pas encore fait son apparition. J'ai eu droit à un regard étonné quand j'ai poussé la porte et que j'ai demandé où je pourrais trouver un garage pour gonfler mon pneu. Elle m'a répondu avec l'accent chantant des gens du Sud :

- Mais mon bon monsieur, le garage n'est pas encore ouvert ! Il est bien trop tôt pour ça. Le père Mathieu n'ouvre jamais avant neuf heures du matin. Asseyez-vous en attendant. On va voir ce qu'on peut faire pour vous.

Ici, on était loin de la côte et de ses touristes. L'étranger ne représentait pas encore un gogo à plumer et à oublier bien vite en attendant la victime suivante.
Je devais faire peur à voir : poussiéreux, sale et mal rasé sous mon cuir défraîchit ; j'ai posé mon casque et mes gants sur une table et je me suis assis dans un grincement de chaises en bois. Il me fallait un bon café bien serré pour finir de me réveiller. J'ai prêté un peu plus d'attention à la patronne quand elle s'est approchée pour me servir. Elle m'a apporté une grande tasse de café fumant et un petit panier d'osier d'où sortaient de gros croissants tout frais. C'est vrai qu'elle avait dû être très jolie autrefois comme le disait Dany. Elle devait ressembler à Manon des sources du temps de ses vingt ans. Les années qui avaient passé, avaient alourdi ses traits. Ses hanches étaient un peu plus larges qu'autrefois, ses seins un peu plus lourds aussi. Mais sa silhouette, habillée d'une robe légère, était encore agréable à regarder. Ses mouvements gracieux n'étaient pas encore ralentis par les attaques d'arthrose. Quand elle s'est penchée pour poser la tasse et le panier, un parfum de patchouli est venu flatter mes narines. C'était le genre de parfum que les jeunes filles portaient dans les années soixante-dix. J'ai attaqué mon petit déjeuner à belles dents, sous l'œil amusé de mon hôtesse. Avant que j'ai eu fini, son mari, un gars à l'œil rieur et à la moustache en guidon de vélo, est descendu de l'étage, le journal du jour à la main. Une petite claque sur les fesses de sa moitié et un bisou dans le cou en guise de bonjour. Sourire complice entre les deux. A l'évidence une de ces habitudes qui sont le signe du bonheur et de la joie de se retrouver ensemble.
En me regardant, la tenancière a expliqué à son mari mes soucis de pression et lui a dit que ce serait bien si le père Mathieu pouvait ouvrir un peu plus tôt pour que je puisse regonfler mon pneu. J'ai pensé que le patron allait m'envoyer sur les roses et me dire d'aller voir ailleurs mais sa réponse a été surprenante :

- Pas de problèmes. Pour une fois qu'on peut rendre service à un motard en difficulté. Et puis c'est pas souvent qu'il y en a un qui s'arrête chez nous. On est plutôt à l'écart des routes à touristes ici.

Dix minutes plus tard le mari à moustaches était de retour et m'informait que tout était arrangé. Le père Mathieu avait ouvert son atelier et m'attendait pour arranger mon problème. J'ai laissé mes affaires dans le café et j'ai poussé ma moto jusqu'au dit atelier où se tenait un vieux bonhomme en bleu de travail impeccable. La gitane maïs au bec et le béret vissé sur le crâne, il m'a interpellé avec un accent à couper au couteau :

- Alors la jeunesse, on a un problème avec sa machine ?
- J'ai pris un clou dans le pneu hier soir. J'ai réparé comme j'ai pu mais faudrait que je fasse la pression correctement. J'ai regonflé avec une pompe à vélo !

Le vieux a soulevé son béret et s'est gratté la tête en regardant ma roue avant.

- Ah bé, je vois ça ! Il a pas l'air vaillant ton pneu.

Cinq minutes plus tard, la pression était complétée et vérifiée non seulement à l'avant mais aussi à l'arrière et la chaîne de transmission graissée et tendue. Ma vieille moto était prête à reprendre la route. Quand je lui ai demandé combien je lui devais pour le service, il a poussé les hauts cris :

- Mais quel couillon celui-là ! Si on peut plus donner un peu d'air où va-t-on Sainte Mère ! Allez, bonne route la jeunesse.

Et il est retourné dans son atelier en chantant une vieille chanson provençale. C'est en retournant reprendre mes affaires dans le bistrot que j'ai remarqué une photo au mur.
J'ai eu la surprise d'y découvrir Dany, tout sourire, assis sur une Northon Manx. Je me suis esclaffé :

- Alors ce petit cachottier en a une ! Sacré Dany !

Le patron s'est approché de moi et m'a demandé en désignant la photo dans son cadre :

- Alors vous le connaissiez aussi ?
- Si je le connais ? Bien sûr ! Il m'a prêté ses outils cette nuit pour m'aider à réparer mon pneu.

Un grand bruit de verre brisé dans mon dos a suivi ces paroles. Quand je me suis retourné, ce fut pour découvrir la patronne, blanche comme un linge, au bord de la syncope. Son mari et moi, on s'est précipités pour la soutenir et l'asseoir à une table. Elle était visiblement bouleversée et avait du mal à se remettre. Son moustachu de mari s'est renfrogné en me regardant. Il tapotait gentiment la main de sa femme :

- C'est pas bien gentil de se moquer des honnêtes gens, jeune homme !
- Mais je ne me moque pas ! Il m'a prêté ses outils ! Je vais d'ailleurs vous les confier. Il viendra certainement les rechercher ici. Il semble connaître cet endroit puisqu'il m'a dit qu'on y mangeait bien.

Cette fois-ci la patronne a éclaté en sanglots, m'attirant bien malgré moi l'ire de son homme.

- Mais voulez-vous bien vous taire. C'est insupportable à la fin !

Je me défendais d'en vouloir à qui que ce soit et pour prouver ma bonne foi, j'ai raconté ma mésaventure de la nuit dernière. Pendant tout mon récit, la patronne n'a cessé de pleurer alors que lui blêmissait à mesure que j'avançais dans mon histoire. Un grand silence s'est installé une fois que j'ai eu fini.
C'est ‘moustache' qui a rompu le silence en premier. Il m'a dit la chose suivante :

- A l'époque Dany était l'amoureux de celle qui allait devenir ma femme. La photo là, sur le mur, le représente sur sa dernière moto.

Nouvelle crise de larmes de la dame. Mais pourquoi parlait-il de lui au passé ? Il a poursuivi sans s'arrêter :

- C'est aussi sur cette machine qu'il s'est tué il y a bientôt trente ans. Ça s'est passé sur la route là-haut, celle que vous avez empruntée pour venir. Vous comprenez maintenant que votre histoire n'est pas bien possible !

A ces mots, c'est moi qui ai blêmi. Comment se pouvait-il qu'un type mort depuis plus de trente ans ai pu m'aider à réparer ma bécane durant la nuit ? Je me suis excusé auprès de mes hôtes, prétextant une méprise certaine. J'ai payé ce que je devais et j'ai repris ma route. Je n'ai jamais trouvé d'explication plausible à cette histoire. Mais chaque fois que je m'arrête au bord de la route pour proposer mon aide à un motard en difficulté, me revient le rire étrange de Dany. Parfois la solidarité motarde n'est pas un vain mot.
Si jamais un jour vous tombez en panne sur cette petite route de l'arrière pays provençal et qu'un barbu à lunette vous propose son aide, acceptez-la et remerciez-le aussi de ma part. ses outils l'attendent au bistrot du village, à la sortie des gorges.