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Krach

Je suis incapable de dire quelle moto c'est...

Je suis incapable de dire quelle moto c'est, à part que c'est une Yamaha, à la gravure sur ce qui reste des carters. Certains éprouvent une curiosité morbide face aux épaves ; ce n'est pas mon cas.

Kronik Krach (crédit photo : Jason Doiy)
Kronik Krach (crédit photo : Jason Doiy)

Je suis en visite chez mon concessionnaire préféré. Je viens tailler le bout de gras alors qu'il essaye de vendre des motos à de frétillants néophytes qui ont probablement été submergés par une attaque fulgurante de points d'interrogation quand ils m'ont vu descendre de Lapin-Lap1 puis évoquer avec modestie un Dijon-Collioure-tente-duvet.

C'est bien sûr un gros bobard : mon vendeur de motos préféré le sait ; cet innocent numéro est destiné à en mettre plein la vue -mais dans le bon sens- aux moutards motards.

Pendant qu'il fait son travail de vendeur, je déambule dans la concession. C'est fou comme je ne connais plus les modèles : je suis obligé de regarder l'affichette pour seulement savoir quelle cylindrée c'est. Je tourne le coin pour aller faire coucou à mon mécanicien-chéri quand je tombe en arrêt devant une moto broyée, posée sur une sorte d’échafaudage en bois ; sans ce dernier, l'épave ne tiendrait probablement pas debout. C'est une compression de métal et de plastique dont les fluides sont récupérés par deux cuvettes bleues.

"Moche, hein ?" me dit mon concess' qui s'est approché. "On l'a ramassée à l'embranchement de l'autoroute, juste après le rond-point. Les flics pensent que le mec arrivait pleine balle et qu'il a merdé quelque part. La moto a glissé puis tapé le rond-point. Elle a été catapultée et ils l'ont retrouvée dans le champ, à gauche, à plus de quatre-vingts mètres de là. Heureusement, il n'y avait personne en face".

Je n'ai pas envie qu'il me dise ce qui est arrivé au type. Pas du tout. Je lui coupe presque la parole :

"Ya pas besoin d'arriver vite pour s'en mettre une ; c'est tellement con, parfois".

Et puis je file dans l'atelier. Je frissonne. Je ne veux rien entendre de plus.

"Ah ! T'as vu la MT broyée ?" attaque d'emblée mon mécano.

C'est raté pour le "je ne veux pas savoir ce qui s'est passé". Il poursuit :

"C'était pas un client d'ici, heureusement. Mais c'était un mec du coin, d'après les flics".

OK. Passé simple. Donc j'ai la réponse que je ne voulais pas entendre à la question que je ne voulais pas poser.

"Ils vont venir récupérer la bécane demain, pour l'enquête et tout ça. On n'a pas compris ce qui a pu lui arriver. C'est une ligne droite, il faisait sec, c'était en plein jour".

J'ai tourné la tête : allez, changeons de sujet. Mais je ne sais pas comment l'arrêter, lui dire que je n'ai pas du tout envie d'entendre la suite, que c'est déjà suffisamment moche comme ça.

"En tous cas, c'est la première fois que je vois une bécane où les deux tubes de fourche finissent encastrés dans l'embiellage" rigole mon mécano.

Lui, ça le fait marrer : il arrive à dissocier la moto du motard ; pour lui, ce n'est qu'un objet. Il a tant vu de motos accidentées dans sa carrière que ça ne lui fait plus rien, j'imagine. Moi je n'y arrive pas. J'ai surtout envie qu'il cesse de parler. J'ai la gorge bloquée.

Il a dû s'apercevoir de quelque chose : il s'est arrêté en milieu de phrase.

"Eh ! Ça va pas ?"

"Je pense à ce pauvre type".

Il redevient grave. Il hoche la tête.

"Ouais. Ouais. Ouais", dit-il, de plus en plus doucement.

On reste là, debout, sans se regarder. Dix secondes de silence pour un motard que ni lui ni moi ne connaissons.

"Bon, sinon, qu'est-ce qui t'amène ?" finit-il par demander, rompant l'instant.

J'inspire un grand coup :

"La réviz' annuelle", dis-je.

La vie continue.

Sans toi, mec, mais elle continue.

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Attention Kronik ! 100% mauvaise foi ! Ceci n'est pas un article ni une brève (voir historique si nécessaire). L'abus de kronik peut être dangereux pour la santé de certains. Ne pas abuser.

Commentaires

Legwen 7O1

A chaque accident moto qu’on me raconte je me sens mal... c’est comme un soldat à qui on raconte le sors de ses collègues.
V

30-04-2019 07:14 
XM

réaction humaine et normale, voire rassurante dans notre société qui a de plus en plus tendance à ne s'émouvoir que pour des statistiques.
en parlant de ça, on attribue à Staline d'avoir dit que la mort d'un enfant est un drame, mais que la mort d'un million d'enfants n'est qu'une statistique.
c'est peut-être la même chose pour les urgentistes, pompiers, gendarmes, etc... le cumul du nombre de situations aide à se détacher sans forcément perdre son humanité.
enfin j'espère

30-04-2019 08:29 
southeagle

Je peux pas m’empecher de me dire qu’il ne faut pas que ça serve à rien,que la façon dont c’est déroulé le drame apprenne aux autres pour que ça ne se reproduise pas.
Ont apprends de ses erreurs et de celle de personnes qu’on ne connaitra jamais,ou pas.
V à la vie.

30-04-2019 18:05 
 

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