La ch'tite vis chromée

Dans mon nouveau boulot, je comprends mieux comment sont fabriquées les différentes pièces qui constituent ma moto

Dans mon nouveau boulot, je comprends mieux comment sont fabriquées les différentes pièces qui constituent ma moto. Des types que je ne connais pas ont soudé, plié, boulonné, assemblé tout ce qui la compose. Mais comment ?

J'ai la chance de travailler dans une entreprise qui serait l'équivalent de Morgan dans le domaine automobile : des machines fabriquées et assemblées à la main, par opposition à une fabrication à la chaîne. Ce sont deux philosophies très différentes, la première héritée de l'artisanat tel qu'on l'a connu dans l'histoire et l'autre un produit de la révolution industrielle, fille de la normalisation.

Un type, quelque part, a assemblé le cadre de ma bécane. Des tubes métalliques de différentes longueurs ont été coupés et tordus aux bonnes cotes, puis assemblés les uns aux autres. Des pattes métalliques ont été ajoutées pour pouvoir y visser des éléments. Des pas de vis ont été taraudés, ou des douilles filetées ont été soudées en place. Chaque boulon, chaque agrafe plastique, chaque entretoise ont été fabriquées, contrôlées, mises dans des boîtes pour pouvoir être utilisées au bon moment par la bonne personne.

Soulève la selle de ta moto. Tout le fouillis métallique et plastique que tu trouves dessous a commencé sa "vie" sous forme de bobines de métal, de tubes de section ronde, carrée ou rectangulaire, sous forme de bobines de plastique, de fil de cuivre ; sans oublier les traitements de surface ou thermiques, les bains anti-corrosion, la peinture.

Dans mon usine, tout est fabriqué à la main à part les moteurs et les instruments. Bien sûr, nous piochons dans les innombrables catalogues de pièces standards : métaux, bois, toile de verre, vis, écrous, ressorts, rivets. Ce qui fait que nous fabriquons tout : les pattes de fixation, les supports, les passages de câbles, les poignées, les bâtis de sièges, les raidisseurs, les châssis, les supports du moteur. Tout, jusqu'à cette petite équerre de support supérieur de tableau de bord, tout est fabriqué selon des plans que j'imprime à chaque fois qu'est lancé un ordre de fabrication (OF).

Un jour, un type au Japon a lancé un OF pour x cadres de Bourgeman. Un autre type a rassemblé des pièces sorties d'un magasin comme le mien (jusque quelques milliers de mètres carrés plus grand), prélevé des tubes bruts, des pattes percées, des douilles filetées ou lisses, des tasseaux et livré l'ensemble à l'atelier de fabrication où des types se sont agités devant des gabarits, à ajuster, souder, ébavurer, traiter. Dans le système informatique, la phase d'approvisionnement a été soldée, puis la phase de fabrication, avant de passer au contrôle, avant la destruction d'un cadre-témoin pour en vérifier la correspondance avec un cahier des charges. Les cadres ont été peints avant d'être étiquetés et renvoyés au magasin en attendant leur appel sur la chaîne d'assemblage.

Ces opérations sont peu intéressantes : elles constituent le quotidien de milliers d'ouvriers dans le monde qui fabriquent des pièces pour l'industrie. Qui soudent les mêmes pattes aux mêmes cadres, jour après jour. Qui assemblent les mêmes charnières, les mêmes ouvrants... focalisés sur leur travail, sur le travail bien fait, sur la perfection à atteindre... Chacun est une fourmi oeuvrant pour un plus grand tout dont il n'a pas obligatoirement conscience.

Et puis cette pièce passera entre les mains d'un autre ouvrier, d'un autre et encore d'un autre, avant d'être expédiée par un manutentionnaire, avant de rentrer dans la malle d'un livreur, d'un capitaine de bateau, d'un docker sur un port, puis d'un routier sur une route peut-être construite par des Romains. A-t-il conscience de cette chaîne humaine, de cet air que l'on respire. Peut-être respire-t-on le même air, lui et moi ? Et entre lui et moi, cette pièce qu'il a fait pour l'une de nos machines et celle que j'utilise, une connexion est établie. Lui et moi, nous sommes liés, comme le cadre à la moto. Chaque pièce a son importance, même la ch'tite vis chromée au fond du carter sans laquelle la moto dans son ensemble pourrait ne pas fonctionner. Elle est importante cette ch'tite vis.

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