La motarde qui ne serait pas

Elle a garé son deux roues non loin

Je la trouve belle avec le froid. Elle a les joues rougies. Elle a garé son deux roues non loin de la table où je suis assis habituellement pour écrire, au coin de la rue des Godrans.

Elle a ramené une copine avec elle. Quel âge ont-elles ? Vingt-deux ? Vingt-cinq ans ? En tout cas elles sont trop jeunes -ou moi pas assez vieux- pour que je puisse impunément les détailler sauf à vouloir établir une image de presque quinca pervers. Qu’elle est triste, cette société où il faut se garder de regarder les jolies mômes et les mômes.

Pourtant, mon carburant c'est le fantasme, le fantasme que je te raconte toutes les semaines. La scène de trois secondes que je fais durer huit paragraphes en jouant sur le fil du hors sujet.

Je détaille sa machine, avec ses roues rayonnées brillantes et ses moyeux anodisés jaunes. Je craignais à un moment de voir les trails abandonner les rayons au moment où ils ont lâché la roue avant de 21 pouces, mais non. J'aime bien les roues à rayons parce que j'imagine que dans les usines de motos, il y a encore un vieux pépé qui parfait le réglage de roues rayonnées sur un établi antédiluvien, à la peinture passée de mode, sans commande électronique et tout ce bazar, juste avec des outils qu'il a fabriqués lui-même, noircis par la graisse et polis par ses mains. Un type qui a rayonné des dizaines de milliers de roues dans sa vie et qui continue de le faire, jour après jour. Les imbéciles diplômés du quatrième étage ne se sont même pas aperçu que ce bonhomme parti, il n'y aura plus d'humain dans l'atelier pour rattraper l'erreur machine.

Elle roule vraiment sur un truc de fille, ça se voit immédiatement. Mais de fille qui roule vite. D'ici, je devine quelques pièces en carbone et un levier de frein anodisé rouge vif. On sent qu'elle a passé du temps à choisir les éléments de son puzzle roulant, à les assembler à son goût. Les poignées sont protégées par de fines barrettes de plastique -peut-être même de métal.

Elle porte de jolies bottes à bouts ronds en cuir marron bien cirées : je suis surpris que sa coquetterie aille jusque-là. Je suis souvent frustré dans les magasins d'habits pour motards : c'est à elles que sont réservés les couleurs les plus originales, les coupes élégantes et le petit détail charmant. Côté hommes, on a droit à de larges écrase-merdes noirs, noirs ou noirs et des blousons qui nous font ressembler à des bleus un samedi midi sur les Champs.

Je ne sais pas si c'est elle qui l'a fait, mais son éclairage est drôlement bricolé, avec deux feux à leds additionnels de part et d'autre. Je suis un peu loin pour bien voir, mais ça sent l'installation léchée, avec de la gaine thermo pour finir les connexions et des colliers métalliques plutôt que des zip pour retenir l'ensemble. Elle a laissé les catadioptres latéraux. Une fine bande jaune fluo court le long du siège, comme pour en souligner l'assise.

Quoi d'autre, sinon qu'elle est belle comme un coeur avec ses boucles brunes en fouillis, le gros blouson gris perle dans lequel elle enfouit son visage de temps en temps pour se réchauffer et la manière dont elle renverse la tête en arrière pour rire.

Pourtant, elle ne sera sans doute* jamais motarde : ses deux roues sont solidement boulonnées à son fauteuil roulant.

* heureusement, il y a des associations pour faire de la moto même si on est paraplégique et Paulus a montré la voie,

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