Kronik : Le 6e sens

L'expérience. La bouteille. Le pif...

Appelle ça comme tu veux. L'expérience. La bouteille. Le pif. Après quelques milliers de bornes, tu « sens » la route.

Tu flaires la situation foireuse, la position merdique sur la route dont il faut sortir au plus vite au risque de te retrouver en danger. Les changements de couleur du bitume. Le brillant différent de la route qui trahit la tache d'humidité.

Tu sais la bourrasque de vent quand tu passes un poids lourd et celle d'en sortant d'un bois, en passant un pont, en sortant d'un virage en montage. Alors tu guettes la cime des arbres, les herbes sur le bord de la route, le mouvement des feuilles, même le mouvement de la pluie sur la route qui déroule des draperies diaphanes dans la lumière du phare.

Restent sur leurs roues ceux qui savent lire les signes. Les autres, surpris, en sont quittes pour une petite chaleur. Au mieux.

Tu sais le danger des rails de chemin de fer ou de tramway qu'il faut traverser à angle droit sous peine d'y laisser la roue avant engagée, les coulées de gravier en travers de la route après les gros orages, les feuilles mortes sur le bas-côté en automne, l'adhérence précaire des bandes blanches en hiver, la chaussée glissante à la première pluie après de longues semaines de beau temps.

Tu devines à l'allure de la voiture devant toi qu'elle va piler bientôt après avoir trouvé une place. Le camion de livraison qui serre à gauche pour tourner à droite. Les camions de vitriers avec leur galerie métallique latérale pile à hauteur du tibia. Le coup de lave-glace de la bagnole de devant qui te repeint la visière quand le soleil arrive d'un coup de face. La trace sombre et huileuse au milieu de la chaussée au feu rouge.

Restent sur leurs roues ceux qui savent lire les signes. Les autres, surpris, en sont quittes pour une chaleur. Au mieux.

Tu sais qu'il faut fermer un oeil avant d'entrer dans un tunnel pour limiter l'éblouissement. Qu'il faut regarder la ligne de rive plutôt que de laisser ton regard dériver vers les phares de la voiture qui vient d'en face. Qu'il y aura un trou noir au point de corde quand tu feras ton contre-braquage pour entrer dans un virage en épingle la nuit, là où ton phare ne porte pas.

Tu sais qu'il y a toujours quelqu'un dans ton angle mort. Que le caisseux à ta gauche ne t'a pas vu, depuis son aquarium rempli de buée. Qu'il ne faut pas respirer trop fort sous le casque à l'arrêt si tu ne veux pas te retrouver toi-même dans cette situation. Qu'il faut conduire pour au moins trois ou quatre personnes, à savoir ceux qui t'entourent directement. Sans compter cette cinquième personne que tu n'as pas vue - c'est elle qui va te surprendre.

Restent sur leurs roues ceux qui savent lire les signes. Les autres, surpris, en sont quittes pour une chaleur. Au mieux.

Et même ceux qui savent lire les signes...

Même eux...

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