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300 caisseux et quand même un tarmo

Il y a quand même un tarmo dans l'usine, mais il était bien caché. Il m'a abordé vendredi matin, à la pause.

Depuis une semaine, Sylvie et ses copines me font une drôle de tête. Il y a quand même un tarmo dans l'usine, mais il était bien caché. Il m'a abordé vendredi matin, à la pause.

Le type doit avoir le même âge que moi. Costard sans cravate. Je ne l'ai jamais croisé. Logique, dans un entrepôt de trois cents personnes.

Il m'aborde par la bande, pas trop sûr de lui ...

Kronik : 300 caisseux et quand même un tarmo (c) photo : Viktoria Alipatova
Kronik : 300 caisseux et quand même un tarmo (c) photo : Viktoria Alipatova

‒ Heuh... bonjour ?

Dans ce genre d'usine, la hiérarchie compte trois échelons seulement : les intérimaires, les embauchés et les "autres", ceux que l'on ne voit jamais au rez-de-chaussée, dans l'entrepôt. Ils travaillent dans les bureaux vitrés du premier étage, avec de la moquette au sol et des peintures aux murs, par opposition à la laque industrielle grise et aux affiches de sécurité auxquelles nous avons droit. Leurs chaussures de sûreté cirées me font sourire : les nôtres sont balafrées et teintées du bleu et du rouge des palettes consignées.

Les conversations ont baissé d'un ton dans le réfectoire. Je me suis encore garé à la mauvaise place, ou quoi ?

‒ Je regardais votre CV et... je peux vous poser une question ?

OK, c'est définitivement un "autre" : personne au rez-de-chaussée n'a lu mon CV. J'observe mieux son visage. On s'est croisé quelque part ?

‒ Vous dites que vous écrivez pour Le Repaire des Motards. Ce ne serait pas vous qui faites la Kronik ?

‒ Si, pourquoi ?

Il oscille un instant. Soit il me roule un patin et déclare qu'il est mon plus grand fan, soit il m'en colle une parce qu'il a une Pagéniale ou une Zède et qu'il a tout pris personnellement (accords Toltèques, tout ça...). Le silence se prolonge, comme s'il ne savait pas quoi faire maintenant qu'il a sa réponse.

Je me lève : je vais faire le plein de caféine avant la fin de la pause. Il me reste six minutes et le temps file vite. J'agite le gobelet devant moi, en guise d'invitation :

‒ Tu en veux un ?

Nouvelle hésitation. Il balaye le réfectoire du regard puis se décide : il me précède à la machine à café. Bzzzzzzzt... Gobelet en main, nous poussons la porte et sortons au soleil. Il me détaille d'un air interrogatif :

‒ Tu écris seul ? Ou les autres te donnent des idées ?

‒ Les autres ? De la rédaction ? Non, non. Parfois, David me suggère des thèmes. Mais sinon, mais c'est rare.

‒ Alors tu inventes tout ?

‒ Non plus : c'est un mélange d'observations, de souvenirs et d'imagination.

‒ C'est amusant : depuis trois ou quatre ans, je guette les motards dans Dijon en me demandant lequel est KPOK. C'est une quoi, Lapin-lap1 ?

Je pointe du doigt, dans le parking. Je me suis garé à la parisienne, sur le trottoir devant un bac à fleurs. Le bleu et les chromes scintillent. Il hausse les sourcils, surpris.

‒ Décidément, je ne m'attendais pas à ça non plus. Je t'imaginais sur... une Bandit 400 ex-piste à top-case et tablier, ou sur une moto super-rare importée du Japon, comme une ZXR 250.

‒ On est toujours déçu par ses idoles. C'est l'une des plaies de l'humanité : entretenir le décalage entre la réalité et nos aspirations ; ça fait la fortune des psys et des vendeurs d'alcool.

(oui : dans la vraie vie, je cultive l'art de la sentence pédante)

Je jette un oeil à ma montre : c'est bientôt l'heure. Je lui fais signe du pouce :

‒ Il faut que j'y retourne.

Il a une moue et secoue la tête :

‒ Ne t'inquiète pas : ils peuvent tourner sans toi. Je te ramènerai sur la ligne.

Un nouveau silence. Passé ce premier contact, nous n'avons rien à nous dire. Allez ! Réfugions-nous sur un terrain connu :

‒ Et toi, tu roules sur quoi ?

‒ Sur rien en ce moment : j'ai revendu la GS l'automne dernier. Je voulais essayer la dernière Africa Twin, mais comme on ne sait pas si et quand on va pouvoir repartir... On est un groupe d'amis, on organise des voyages un peu partout. Il y a deux ans, on avait roulé jusqu'à Istanbul en longeant la côte depuis Marseille. L'été dernier, on devait faire Agadir-Gabès, toujours en suivant la côte. Forcément, on ne l'a pas fait.

‒ Ouais : sale temps pour les trails.

Il m'explique qu'il préfère la terre au bitume et les randonnées en groupe aux voyages en solitaire. Des mots-clefs reviennent dans son discours : "organisation", "préparation", "prévu". Dans ma liste, j'élimine "comptable" et "informaticien".

Tout à coup, il s'arrête en milieu de phrase. Il indique les camions de la boîte, alignés sur le parking et demande :

‒ C'est comme ça que tu vois l'entreprise ? Un côté pile et un côté face ? Une fausse image ?

Aïe. Il fallait que ça arrive un jour : le retour de boomerang.

‒ Peut-être que c'est vrai. Peut-être pas. J'écris ce qui me passe par la tête ; il ne faut pas toujours y chercher une signification. C'est une manière de planter un décor, de rendre compte d'une ambiance. Je n'ai rien contre les Pagéniale ou les Zède : j'ai seulement besoin d'un antagoniste pour solidifier le récit.

‒ Qui est Sylvie ?

‒ Elle n'existe pas. Je change les noms, je mélange les lieux.

Je finis un fond de café froid.

‒ Allez : il faut que j'y retourne.

Dans l'entrepôt, c'est l'habituel concert de claquements métalliques des lignes à rouleaux, du fracas de palettes de bois sur le béton et du raffut des broyeuses à cartons. Nous suivons les bandes rouges des voies pour piétons. Arrivé en bout de ligne, il se penche à l'oreille de mon chef d'équipe, qui opine du bonnet. Je reprends ma place.

Pendant quelques jours, je vais être l'objet involontaire des discussions chuchotées entre Sylvie et ses copines : mais c'est qui, ce type qui tutoie et qui prend des cafés avec le grand patron ?

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Attention Kronik ! 100% mauvaise foi ! Ceci n'est pas un article ni une brève (voir historique si nécessaire). L'abus de kronik peut être dangereux pour la santé de certains. Ne pas abuser.

Commentaires

XM

depuis que tu as répudié Bourgeman, tu n'es plus mon idole



enfin un petit peu quand même

13-04-2021 07:10 
waboo

Ces récits du quotidien usine, faussement bruts de décoffrage, ont un coté Frères Dardenne vraiment bien rendu.

Tout y est.

13-04-2021 07:39 
tom4

"Décidément, je ne m'attendais pas à ça non plus. Je t'imaginais sur... une Bandit 400 ex-piste à top-case et tablier, ou sur une moto super-rare importée du Japon, comme une ZXR 250."

ouf, on n'a jamais discuté devant une machine à café dans une usine :), donc, ce n'est pas moi en costume :)


tom4

13-04-2021 08:38 
cologny

Quand on s'aperçoit qu'on a embauché un Kpok dans sa boîte, reste à avoir la compétence de savoir exploiter au mieux son grand potentiel pour en faire profiter l'entreprise.
(Et ca doit pas être sur une ligne de chaîne que ça se passe à mon avis)

Pour la brêle, si on trouve, on gagne quoi ? Un forza 300 ?

13-04-2021 11:07 
PasVu

Bin ... pour la brêle, il l'a écrit lui-même : "Le bleu et les chromes scintillent".
Une Motobécane AV 88.

13-04-2021 14:34 
thom

Si tout ca est +/- vrai, ca ne doit pas être facile d'écrire une Kronik, en sachant qu'on est lu par un protagoniste de ladite Kronik ...

'part ca, c'est vraiment le boss ? Ou bien tu "changes les noms, mélanges les lieux, ..." ?

13-04-2021 15:36 
la carpe

Excellent ! On ne sait plus où sont le vrai et le faux dans le récit, et ça appuie dans le cerveau sur la case "irritant mais jouissif". Et par ailleurs, la moto comme déverrouillage des barrières sociales, ça fait toujours plaisir et ça se vérifie de loin en loin depuis plus de 40 ans (en ce qui me concerne).

13-04-2021 16:04 
1364

@PasVu mépris: "Bin ... pour la brêle, il l'a écrit lui-même : "Le bleu et les chromes scintillent".
Une Motobécane AV 88."
NAN ! NAN! Pas possible la tobec ! Parce que ses chromes sont depuis longtemps jaunis, sous la protection plastique ! Histoire de ne pas ourler d'anachronisme avec la Gitane maïs in situ que tout possesseur se doit d'arborer au coin du bec... Pour être raccord et dans l'jus ! clin d'oeil

13-04-2021 17:55 
Boydung

Je m'adresse à toi le Big Boss : Fait une photo de lapin-lap1 ! Ça fait 2 ans qu'on guette le moindre indice...

13-04-2021 20:17 
KPOK

je dois avouer que je me suis quand même pointé tout à l'heure au taf' pas super rassuré.
m'enfin, comme y'avait pas d'embargo* officiel...


* accord moral entre un journaliste et une source d'information de limiter ou de retarder la parution d'une information. A ne pas confondre avec les "NDA" qui sont des saloperies pondues par des juristes flippés.

13-04-2021 21:18 
B2-69

S'il faut la moto est rouge avec un moteur noir mat sans chrome. ou c'est un Zéde.

14-04-2021 09:57 
XM

on sait qu'il peut rouler dans la neige avec

14-04-2021 13:47 
 

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